
TRANSMISSIONS
Recueil de nouvelles
Lu par Margaux GRILLEAU
Margaux Grilleau
Margaux Grilleau est comédienne et metteuse en scène. Elle se forme au conservatoire d’art dramatique d’Angers (2007/2010) puis au conservatoire du 5ème arrondissement de Paris (2010/2013). C’est dans cette école qu’elle rencontre plusieurs artistes avec qui elle crée depuis des spectacles: Du sang sur les roses, Atomic man et Dernière frontière mis en scène par Lucie Rébéré; En réalités et La brande, arrière-pays des insensé.e.s mis en scène par Alice Vannier ; Des vies sauvages mis en scène par Pauline Susini. Elle co-adaptera avec Carlos Carretoni la nouvelle Les nuits blanches de Dostoïevski en pièce de théâtre et en fiction radiophonique pour France culture. Elle travaille aussi avec le collectif Bajour, notamment sur L’île mis en scène par Hector Manuel. Depuis 2016, elle participe à chaque édition du Festival du Paon, festival de théâtre In situ, pour lequel elle met deux spectacles en scène : Assoiffé.e.s et Et ils vécurent heureux. Avec le Festival du Paon, elle tournera deux pièces : Guilty de Vincent Steinebach et Baran, une maison de famille mis en scène par Alice Sarfati.
https://www.festivaldupaon.com/
La journée d’une jeune maman (texte)
Elle a encore perdu sa clef. Pas au crochet derrière la porte. Pas dans le sac bleu. Pas dans le manteau rouge. Pas sur la console de l’entrée. Mais où est passée cette satanée clef de bagnole ?
– Les enfants, vous n’avez pas vu la clef de ma voiture ?
– Vite on est pressé.
– Eglantine t’as mis tes chaussures ? – Paul, va voir si elle est pas dehors.
C’est souvent comme ça que commencent les journées de Stéphanie. Le calme de la nuit fait place à un grand chambardement. Paul finit par trouver cette clef qui va permettre de démarrer la voiture et la journée. Elle était tout simplement dans la voiture, sur le contact. Elle y a passé toute la nuit. On s’installe, on attache les ceintures et voilà notre petite famille sur la route. Un arrêt de quatre minutes chrono devant l’école d’Eglantine, deux minutes devant le collège de Paul et Stéphanie prend place dans le long embouteillage qui se forme tous les matins en direction du centre-ville. Un feu rouge : un coup de mascara. Un ralentissement : un coup de fard. Les cotons ? Au sol, sur une couche indéterminée de prospectus, bouteilles en plastique et écorces d’oranges. Heureusement, le téléphone est connecté en Bluetooth ; Avec sa mère pour commencer, puis avec les copines qui sont, elles aussi coincées dans le gros bouchon du matin. Stéphanie n’aime pas sa voiture. La bagnole c’est nul. C’est pratique, mais c’est nul. Ça coûte un bras, c’est toujours en panne, et en plus c’est sale. Elle y passe deux heures par jour et elle la déteste.
Enfant elle se déplaçait à pied pour aller à l’école du village, retrouver ses amis. Même pour aller chez ses grands-parents, elle traversait les champs et les chemins. Plus tard elle a eu un vélo, très pratique avec son petit panier attaché au guidon. Elle l’a gardé jusqu’à son mariage et depuis qu’elle doit laisser les enfants à la crèche puis à l’école, elle subit cette affreuse bagnole. Heureusement que la boîte automatique la dispense de passer les vitesses et que le lecteur de CD, entre deux coups de fil, lui évite d’entendre les bruits affreux du moteur, des freins ou parfois même des amortisseurs. Mais voilà, si on peut facilement se faire livrer les courses – avec les packs d’eau qui pèsent une tonne – rien n’existe pour livrer les enfants à l’école. Aller et retour. Et puis à qui les confier ? « Avec tous ces prédateurs qui hantent nos rues ? Non merci ! Je m’en occupe » Et voilà, ça y est, le rétro droit est explosé par un scooter. Il va falloir commander du scotch. Du bien solide. Du gris toilé. Enfin arrivée au boulot. Il reste à trouver une place dans le garage de la boîte. Troisième sous-sol avec un magnifique pilier juste à droite. Finalement ça passe bien sans le rétro ! Heureusement pour Stéphanie, son travail la passionne et elle adore la déco de son « bocal » climatisé.
Quinze heures.
– Allo, vous êtes la maman d’Eglantine ?
– Oui c’est bien moi.
– Votre fille est tombée dans la cour de l’école. Rien de grave, mais nous n’avons pas le droit de soigner les enfants dans l’école. Vous pouvez venir la chercher ?
– … !
– Madame ?
– Oui, oui. J’arrive »
Retour au troisième sous-sol. Sortie, un peu rapide autorisée par l’absence du retro, et voilà une belle rayure sur l’aile avant droite. Une de plus, une de moins. Stéphanie ne va pas appeler l’assurance pour ça.
Elle se dit qu’une heure et demie avant la sortie des classes la circulation sera fluide. Mais non. Entre les bus, les travaux, les camions et surtout tous ces retraités qui passent leur vie en voiture, c’est à peine mieux qu’à huit heures. Après avoir fait deux fois le tour du quartier, elle se gare devant l’école et trouve Eglantine à l’accueil avec un vulgaire sopalin sur un genou en sang. Effectivement ce n’est pas bien grave. Elle jette le morceau de papier dans une corbeille et prend sa fille dans les bras. Le cartable d’une main. Son sac de l’autre. Ouvre le portail avec les pieds et dépose sa fille sur la banquette arrière. Direction la pharmacie. Le temps qu’elle revienne avec des compresses et un produit antiseptique, Eglantine s’est remise à saigner, s’est retournée sur la banquette qui du coup est beaucoup moins propre. Du sang partout. Bien rouge sur la toile usée qui fut beige un jour … Stéphanie se contorsionne dans la voiture pour soigner sa fille et se contorsionne davantage pour nettoyer les taches avec un vieux journal oublié sous le siège. Elle a vu cette technique sur un tuto YouTube en chinois. Ça ne marche pas du tout. Mais en fait elle s’en moque. Elle fonce acheter un pain au chocolat pour consoler Eglantine et les voici sur le chemin de la maison. Elle gare sa bagnole dans la cour. Rentre vite faire couler un bain pour sa fille, un grand verre de jus de citron pour elle et s’effondre sur le canapé.
– Maman, je crois que tu as laissé la clef de la voiture sur le contact.
– Mais non, ma chérie.
– Mais si, maman.
– Vas-y. Je suis crevée.
– Non toi, moi je suis blessée…
Stéphanie soupire. Une minute plus tard, la clef est bien rangée dans son sac, jusqu’au lendemain matin…
– Qui va chercher Paul ? demande Eglantine.
– Oh merde !
Stéphanie appelle son mari pour lui expliquer la situation. Elle appelle le collège pour dire que Paul doit rester à l’étude. Elle appelle sa mère pour lui raconter sa journée.
Une demi-heure plus tard Marc arrive triomphant avec Paul
– Ça roulait super bien aujourd’hui !
Lu par Pierre BIANCO
Pierre Bianco a eu la chance de naître fils d’un grand chanteur d’Opéra, un des tout meilleurs de son époque. Ainsi dès son enfance et, avec plus de clairvoyance, dès son adolescence il a fréquenté de grands artistes, chefs d’orchestre, musiciens. Il a appris le goût du beau et de l’authentique. « Goûts bien en dérive à notre époque de confusion. »
Il choisit le théâtre le trouvant d’un abord plus facile que celui du chant dans sa sublimité, pour se rendre compte au fil des ans qu’un comédien doit se soumettre à la même exigence au texte que le musicien confronté à sa partition. Il a beaucoup joué en France et dans le monde.
Il est devenu aussi un enseignant soucieux de transmettre son vécu, son expérience et certaines de ses certitudes à celles et ceux qui prendront la relève, en les mettant en garde car : « L‘imposture et la médiocrité nous guettent, nous encombrent et risquent de nous étouffer en nous égarant. Il faut garder l’œil clair, l’oreille attentive et le cœur grand ouvert mais l’esprit vif. »
Pierre Bianco au théâtre : Il a fait ses débuts dans les années 60 au Théâtre des Célestins puis consacré sa vie au théâtre. Il a interprété plus de cent rôles principaux du répertoire allant du théâtre classique au théâtre contemporain, tant en France qu’en Belgique comme Dandin, Figaro, Neron, Hector, Marat, Alceste, Don César de Bazan, Sganarelle, Lear, Harpagon. De nombreux metteurs en scène lui ont fait confiance dont Roger Planchon, Raymond Rouleau, Jean Meyer, André Tamiz, Jean-Louis Barrault, Bruno Carlucci, Helfried Foron, Françoise Seigner, Gilles Chavassieux, Jean-Paul Lucet, Françoise Maimome …Pierre Bianco est aussi metteur en scène et a créé des pièces de Obaldia, Yves Navarre, et particulièrement Molière, Cocteau, Montherlant, Brecht, Miller, Tchekov…et surtout PINTER.
Jacques Fabri disait simplement de lui : » Celui-là c’est un solide et c’est un bon ».
Pierre Bianco au cinéma et à la télévision :
Il a participé à une cinquantaine de téléfilms dont une bonne partie à Bruxelles (RTBF) et à France 3 « La Maîtresse du Président » réalisée par Jean-Pierre SINAPI Il a également tourné dans « Un crime », film de jacques Deray avec Alain Delon, « Les Enfants du Marais » de Jean Becker, « Oui Mais ! » d’Yves Lavandier
https://www.unifrance.org/annuaires/personne/383580/pierre-bianco
Le photographe et sa 2 cv (texte)
Etienne avait choisi sa voiture pour son volume parfait ; deux places à l’avant et un espace généreux à l’arrière. La 2 CV Fourgonnette, conçue pour les agriculteurs qui avaient du matériel à transporter, incarnait à ses yeux le véhicule idéal.
Etienne n’était pas agriculteur mais infirmier. Il avait choisi d’exercer son métier d’une façon peu commune. Il effectuait des remplacements durant les six mois d’hiver, sans prendre de congé. Il allait de villes en villes et de cliniques en hôpitaux. A l’époque, à la fin des années 70, les remplacements étaient payés au double du salaire habituel. Un calcul très simple avait convaincu Etienne de gagner un an de salaire en six mois et de vivre le reste de l’année sur ses revenus pour consacrer l’été à sa passion ; la photographie.
La 2 CV fourgonnette présentait un double avantage ; elle pouvait transporter de lourdes charges et offrait un espace adapté aux besoins d’Etienne. Il pouvait dormir dedans avec un minimum d’organisation ; Il suffisait de démonter le siège passager, fixé au sol par quatre vis papillon. Il le posait à l’envers sur l’autre siège le temps que durait son étape. Il disposait ainsi de suffisamment de place pour s’allonger confortablement à l’arrière. Etienne appréciait particulièrement la hauteur de la partie fourgon. Elle lui permettait d’y installer un agrandisseur. Oui, Etienne, avait installé un laboratoire photographique dans sa voiture !
Il conçut un système pour occulter toutes les vitres de sa fourgonnette. C’était parfait pour le labo et pratique pour dormir. L’agrandisseur était fixé juste derrière le siège conducteur sur un astucieux système de glissière pour le placer au centre de la voiture, où il y a la plus grande hauteur. Ainsi il pouvait faire des tirages de trente centimètres sur quarante. Quel que soit le pays où il se trouvait, il fallait trouver une solution pour alimenter son agrandisseur en électricité. Il avait une rallonge de près de cinquante mètres et trouvait toujours une bonne âme pour l’autoriser à la brancher. En échange, il proposait des tirages. C’est comme ça que dans de nombreux pays, il y a des tirages d’Etienne au fond de cartons oubliés, parfois encadrés par l’artisan du coin. Bien peu savent quelle est la valeur actuelle de ces tirages. La cote d’Etienne atteint maintenant des sommets et les premiers tirages, ceux réalisés par lui-même dans sa 2 CV Fourgonnette, valent de l’or.
Car il faut dire que la consommation très modeste de la Citroën, conjuguée avec le temps dont Etienne disposait, lui a permis de voir du pays. Il serait même allé jusqu’en Inde, si une jeune touriste australienne rencontrée en Macédoine ne l’avait pas incité à rester un peu plus longtemps en Europe. Elle était mannequin et leur complicité était tellement criante sur les clichés qu’il faisait d’elle, qu’ils devinrent en quelques mois le couple que tous les magazines s’arrachèrent. Lui derrière son appareil photo et elle dans les tenues les plus élégantes de l’époque. Ils affectionnaient les décors naturels et les lieux historiques. Elle posait sur des vestiges grecs ou romains dans des robes de Dior, de Balmain ou de Courrèges. Sa silhouette parfaite, « à l’antique », mettait en valeur, comme personne avant elle, la modernité des créations des couturiers. La 2 CV Fourgonnette les accompagna longtemps. Katty avait peur en avion. Ils voyageaient donc en voiture, heureux de passer du temps ensemble.
C’est lors d’une séance de prise de vues en Sicile dans les vestiges de la Villa romaine du Casale à Piazza Armerina, plus précisément dans La chambre des « filles en bikinis » que Katty lui dit qu’elle avait rencontré un marin suédois qui proposait de la raccompagner en Australie sur son voilier.
On était déjà début octobre et Etienne avait des engagements en France pour des remplacements dans une clinique privée. Il rentra donc seul, en traversant l’Italie d’une seule traite, en chantant à tue-tête dans sa voiture le tube de Boby Lapointe « Ta Katie t’a quitté »
L’hiver se passa sans grand événement. Etienne était concentré sur son travail. Celui qui lui donnait chaque été une liberté infinie.
Il exerçait son métier d’infirmier avec sérieux et entrain. Sa 2 CV ne lui servait alors que pour se déplacer, mais pour rien au monde il ne voulait la laisser. En hiver, lorsque ses engagements le conduisaient en montagne, il appréciait la tenue de route exceptionnelle sur la neige, tout en pestant contre le dégivrage approximatif du parebrise.
L’été revenu, il reprit la route. Sans Katty, il refusait de prendre des photos de mode et imagina se consacrer à la photographie animalière. Il avait bien travaillé pendant l’hiver et pouvait envisager sérieusement de s’équiper du matériel dont il rêvait pour ce genre de prises de vues. Un très bon grand-angle et un sac à dos confortable ! Oui, il faisait partie de ces quelques photographes qui pensent que la photo animalière à distance s’apparente à la photo volée et il préférait prendre le temps d’habituer les animaux sauvages à sa présence. Il pensait ainsi qu’il prendrait peu de photos, mais des photos exceptionnelles.
Il réussit ainsi à photographier une marmotte et ses petits, pendant plusieurs jours, à quelques dizaines de centimètres de la sortie du terrier où ils avaient passé l’hiver. L’impression que donnait cette photo était extraordinaire ; on n’y voyait pas de plus près ce qu’on aurait pu voir de loin avec des jumelles ou un puissant téléobjectif mais on y partageait une proximité, une intimité qui faisait voir dans cette « famille » de rongeurs, les liens qui unissaient ses membres. Cette série se vendit très bien dans les magazines du monde entier.
Un matin, il retrouva, dans un des nombreux rangements de la 2 CV Fourgonnette, un collier de Katty. Lui qui pensait l’avoir oubliée, réalisa à quel point il tenait à elle. A cette époque, Internet n’existait pas, et les téléphones ne permettaient pas d’appeler facilement au bout du monde. Et puis comment savoir où était Katty plus de six mois après son départ. Il finit par trouver ses coordonnées auprès du rédacteur en chef d’une célèbre revue de mode et réussit à la joindre. Elle était à Londres, pour une séance de prises de vue qui se passait très mal, à cause d’un photographe qui n’avait rien imaginé de mieux que d’essayer de copier les photos d’Etienne.
Pour la rejoindre, il fit un grand voyage en 2 CV. Ils passèrent une semaine merveilleuse, dans la petite chambre aménagée à l’arrière de la voiture. La notoriété de Katty lui permit d’exiger qu’Etienne redevienne son photographe attitré.
Ils firent plusieurs tours du monde, pour des séances de prises de vues, commandées par les plus grands couturiers. Quand Katty en eut assez de poser, elle devint l’assistante d’Etienne. Il se tourna à cette époque vers le paysage et la photo de natures mortes. Inspiré par leur jardin, il ne sortait plus que pour des expositions ou la présentation d’un nouveau livre.
Plus de quarante ans après, Etienne et Katty vivent toujours ensemble dans le sud de la France. Ils n’eurent jamais d’autre voiture que cette 2 CV Fourgonnette. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir l’un ou l’autre la conduire, pour aller au marché ou rendre visite à leur fille, infirmière dans la ville voisine.









