
TRANSMISSIONS
Recueil de nouvelles
Lu par Makita SAMBA
Formé au Cours Florent puis au Conservatoire national supérieur d’Art dramatique à Paris, il joue notamment sous la direction de Clément Poirée La vie est un songe de Calderón ; Guillaume Vincent (Pour Songes et Métamorphoses où il joue avec Hector Manuel) ; Marie Lamachère ; Gaspard Monvoisin Baal de Brecht ; Patrick Pineau Kollektiv de David Lescot ; Jean-Pierre Garnier Fragments d’un pays lointain de Jean-Luc Lagarce ; Pauline Raineri ; Paul Desveaux Jacques ou la soumission de Ionesco ; Élise Vigier Harlem Quartet de James Baldwin ; Julie Bertin et Jade Herbulot… Il met en scène Mein Kampf de George Tabori.
Au cinéma, il joue avec James Huth, Nikki Petersen, Karim Bensalah, Frédéric Videau, Jean-Paul Civeyrac, Hubert Charuel, Michael Haneke Happy End, André Téchiné Nos années folles, Markus Schleinzer Angelo, Jacques Audiard Les Olympiades… il joue dans Anaïs Nin au miroir d’Agnès Desarthe d’après L’Imtemporalité perdue et autres nouvelles d’Anaïs Nin, mis en scène par Élise Vigier au Festival d’Avignon 2022, Mehdi Fikri Avant que les flammes ne s’éteignent en 2023 et Quelques jours pas plus de Julie Navarro en 2024.
Mieux que neuf (texte)
Mieux que neuf
Tout a commencé en 1946 quand mon grand-père, garagiste, s’est retrouvé avec une Traction sur les bras. Laissée en réparation en 1943, elle avait fini par se faire oublier dans la cour. Elle avait traversé la guerre. Son propriétaire, non. Qu’en faire ? La restituer à la famille du dit-propriétaire ? Trop compliqué. La vendre ? Sans papiers, impossible. Même en 46. Il restait bien une solution ; la faire disparaître. Et pour faire disparaître une voiture, on pouvait la brûler, la noyer dans un lac ou être malin. Et Louis était malin. Oui, mon grand-père s’appelait Louis. Comme il avait du temps, de la place, et surtout de solides connaissances en mécanique, Louis entreprit de la démonter pièce par pièce et de les vendre ; Cinq francs le volant, vingt le phare, quatre-vingts francs le capot, deux cents francs les sièges et banquette et ainsi de suite. C’était le premier acte de la longue histoire de notre entreprise familiale « Mieux que neuf – Pièces d’occasion pour automobiles – Toutes marques »
D’abord installée dans le jardin de mes grands-parents, la société « Mieux que neuf » a dû trouver assez vite des locaux plus grands, avec un terrain assez spacieux pour accueillir des dizaines de voitures. Une carrière désaffectée fut choisie à la sortie de la ville ; il y avait de la place et un seul accès, facile à sécuriser. A cette époque il suffisait de tenir un registre de police avec un numéro d’ordre, l’immatriculation, la date d’entrée, les coordonnées du vendeur et celles de l’acheteur.
Tout ça a bien changé, mais nous y reviendrons plus tard. Mon grand-père parcourait le département avec un camion à plateau pour débarrasser garagistes et particuliers d’encombrantes épaves. Acheter le moins cher possible une matière première à revaloriser est depuis toujours le secret du commerce, mais mon grand-père arrivait même à acquérir des épaves pour rien. Zéro. Pas un centime ! C’était du grand art et surtout la promesse de profits assez importants. « Mieux que neuf » se développait et mon grand-père avait besoin d’aide. Mon père avait hérité du goût du sien pour la mécanique, il fut embauché pour trier les pièces utilisables de celles à jeter. Ma tante devint secrétaire, comptable, commerciale et agent publicitaire. Elle eut l’idée novatrice d’offrir une garantie sur les pièces mécaniques et c’est sans doute ce qui fit la notoriété de « Mieux que neuf » dans toute la région.
Quand Louis prit enfin sa retraite, mon père, André, devint naturellement exploitant de « Mieux que neuf » bien décidé à construire activement sur le passé. Les clients sont des conservateurs qui refusent de jeter leur voiture tant qu’elle peut être réparée, des passionnés qui sont convaincus que les modèles récents n’ont aucun intérêt et bien entendu, des collectionneurs qui bichonnent de belles autos. Mais après l’âge d’or est venu celui des difficultés.
Mon père a été obligé de faire les démarches pour obtenir le nouvel agrément préfectoral. Ça protège des casses sauvages montées clandestinement par des voyous et ça permet d’avoir de bons rapports avec la police. Ça peut servir. Ensuite la préfecture a exigé qu’il mette en place les procédures de dépollution ; récupération de tous les fluides. Du boulot en plus et du revenu en moins ! Le marché de l’automobile a beaucoup évolué ; la multiplication des modèles, des couleurs, des séries spéciales, rendent la pièce de remplacement introuvable. La pièce électronique ne se répare pas, elles se change. Dans ce contexte il est devenu difficile de gagner sa vie. Il a quand même continué à parcourir les routes avec le plateau pour se fournir en matière première, mais cela devenait de plus en plus compliqué. Il avait imaginé qu’il serait peut-être rentable de faire du neuf avec du vieux ; remonter une auto à partir de deux ou trois épaves du même modèle. Ça prenait du temps, mais ça permettait de vendre une voiture sûre pour un prix raisonnable et il y avait des clients pour ça. Mais même ça, ne marchait plus vraiment. Les clients voulaient du neuf avec la direction assistée, des airbags et des GPS.
Je n’ai jamais travaillé avec mon père. J’ai parcouru le monde en étant accompagnateur de voyage pour des groupes de C.E. ou des clubs de retraités. J’étais le guide, le confident, la nounou, pour des clients hyper-assistés qui voyageaient en all-inclusive dans des villages de vacances tous identiques. Parfois la casse me manquait ; les odeurs de cambouis, le bruit des carcasses dans la broyeuse, les cris de mon père pour remettre un apprenti au boulot. Et puis l’odeur caramélisé du tabac dans le bureau de mon père ; de l’Amsterdamer dans une pipe d’écume. Enfant, je passais des heures au volant d’épaves en attente de démontage, rêvant à des voyages au bout du monde ; en Italie au volant d’une Alfa Roméo, sur les berges du Rhin pilotant une Mercedes, ou sur les routes du Kansas juché sur une Jeep sans roues oubliée par les Marines.
Pendant des années, j’ai passé plus de temps assis dans un car qu’au volant d’une auto, même moderne. Ma seule passion était le parapente. Je profitais de mes jours de repos pour voler sur tous les spots que compte la planète : de Bababag en Turquie, à Tegelberg en Allemagne, Castelluccio en Italie ou Kamshet en Inde. Je ne compte plus les heures passées à attendre la bonne ascendance, à scruter l’horizon pour estimer le temps de vol. A débriefer, par GoPro interposée, avec les pilotes rencontrés un peu partout dans le monde. Mais c’était avant mon dernier vol, à Danyang en Corée du Sud. Les conditions étaient parfaites, le ciel bien dégagé et une lumière à couper le souffle qui faisait briller les rizières au fond de la vallée. Enivré par les odeurs montant des arbres et la chaleur croissante du matin je n’ai pas vu arriver sur ma droite un biplace, pile à mon altitude. D’habitude ils ne volent pas si tôt. J’ai tenté de plonger au plus vite pour passer en dessous, mais les pieds de la passagère se sont pris dans mes suspentes et nous nous sommes mis en torche. La pilote du biplace a eu le temps de larguer son parachute de secours et ça a suffi pour amortir leur chute. Moi, je me suis retrouvé entrainé à pleine vitesse sur un rocher sur lequel je me suis cassé les jambes et brisé une lombaire.
Depuis je me déplace en fauteuil roulant. Je suis cassé comme l’entreprise familiale. « Mieux que neuf » est cassée de n’avoir pas su se réinventer, je vais lui donner une seconde chance en trouvant sous la poussière, des trésors endormis. En redonnant vie à des auto oubliées. Simca Comète, Panhard Rafale ou Dyna X, Renault Corale, Simca Plein Ciel ou Vedette, Peugeot 402 Eclipse, Renault Floride ou Fuego, Citroën Traction, Talbot Samba, Alfa Romeo Guilietta, Mercedes Benz Ponton 190, Panhard encore, avec une PL 17 Tigre. Toutes patientent paisiblement dans le vieux hangar ou pend lamentablement la première enseigne « Mieux que neuf » peinte par ma grand-mère sur une plaque de tôle. Oubliées par des clients avides de vitesse, pressés de changer de voiture comme on change de chaussures, oubliées par mon père qui ne voyait pas en elles le moyen de gagner encore un peu d’argent, aveuglé qu’il était par les charges qui s’accumulaient, les échéances qui s’empilaient.
Je me revois enfant au volant de ces voitures que je trouvais immenses, très rapides et bruyantes. Je veux pouvoir encore voyager, maintenant, autrement que dans mon fauteuil électrique. Je rêve de ces autos magiques parcourant à nouveaux les routes des souvenirs.
Je crée donc un musée unique où chaque auto est la vedette d’une scène de cinéma. Le visiteur peut prendre place au volant de ces belles éclopées auxquelles il manque parfois une roue, une porte ou une aile. La rouille a eu raison de certaines pièces et bien peu ont encore un moteur en état de marche. Il leur reste le charme de leurs lignes gracieuses et l’éclat de certains chromes.
Mais lorsque, au son de la musique d’époque que diffusent les haut-parleurs dissimulés sous les sièges ils voient défiler des paysages colorés, les conducteurs d’un jour voyagent dans le temps, celui de leurs souvenirs pour les plus âgés, celui de leurs rêves pour les plus jeunes.
Dans un beau décor de campagne française, où brillent de belles pommes jaunes sur des arbres baignés de soleil, au son des « Feuilles mortes » chantée par Yves Montand, vous pouvez prendre le volant d’une Traction noire, remontée patiemment pièce par pièce.
Mieux que neuve !








