
TRANSMISSIONS
Recueil de nouvelles
Lu par Tito ESCRIBAR
Franco-Chilien, Tito Escribar (Pseudo d’Ernesto Vasquez-Escribar) est anthropologue et musicien.
Ses différentes activités sont fondamentalement axées sur l’importance de rétablir la conversation comme le premier art de l’humanité, essentiel à la démocratie et la reconnaissance et au respect de l’autre.
Il exerce ses talents aussi bien en France que sur ses terres natales !
Découvertes (texte)
Découvertes
Victor Dalmenda venait d’être élu Président d’une petite république d’Amérique centrale au sortir de longues années de guerres, conflits et crises économiques. Il était temps d’apporter un peu de paix et de tranquillité à sa nation déchirée. Il décida de sillonner le pays d’est en ouest et du nord au sud pour rencontrer son peuple et partager avec les femmes et les hommes de sa patrie ce que de longs siècles de culture et de tradition lui avait conféré de particulier.
Il demanda à son premier ministre de le conduire. De devenir son chauffeur ! D’abord par souci d’économie et avec une idée derrière la tête. Don Mario de Rego était un homme avisé qui avait été un célèbre pilote automobile et dont le grand âge était aux yeux de Dalmenda une garantie de sagesse. Le temps passé à écouter cet abuelo roué aux arcanes de la politique lui serait précieux. Don Mario de Rego accepta, à une condition ; il voulait rentrer chez lui chaque soir. Son épouse, elle aussi fort avancée en âge, était fatiguée et elle avait besoin de lui. Il fut donc convenu que ce chauffeur de luxe, exercerait son talent uniquement dans la capitale et sa proche banlieue.
L’état était fort pauvre mais les garages du palais Présidentiel abritaient une vénérable Mercedes 220 SE convertible blanche offerte par un chancelier allemand en visite diplomatique dans les années soixante. Il fut décidé de l’utiliser après une bonne révision ; la mécanique était en parfait état, La carrosserie avait été bien protégée de la rouille par une épaisse couche de poussière. La capote ne présentait aucun défaut malgré son âge. Une membrane en caoutchouc de la fermeture centralisée était percée, un peu de colle lui donna une nouvelle jeunesse, les chromes furent polis, le cuir rouge des sièges méticuleusement ciré et on plaça deux petits fanions sur les ailes dans des orifices spécialement aménagés pour signifier le côté officiel de l’équipage.
C’est donc dans cette magnifique berline, dont la dignité avait été parfaitement restaurée, que le nouvel élu pris place aux côtés des son vieux chauffeur pour parcourir les avenues, boulevards et autres artères de la capitale. Les premiers trajets se firent dans l’indifférence générale tant les préoccupations étaient grandes dans l’esprit de ses habitants. Victor Dalmenda et Don Mario de Rego se livrèrent alors à un petit jeu qui consistait pour le jeune homme à dire un mot et laisser son « chauffeur » digresser à son aise, au grès de ses humeurs ou ses souvenirs. Chaque jour, ils sillonnaient ensemble la ville dès le lever du jour, au moment où le soleil vient redonner la vie ; autour du palais présidentiel dans un premier temps puis comme en dessinant des pétales de fleur sur le plan, jusqu’aux banlieues les plus éloignées. Ces conversations passionnaient Dalmenda. Il apprit ainsi que les parlementaires de la première république avaient effectué un voyage à Londres pour se former à la démocratie, qu’un ministre de l’énergie avait couvert le pays d’éoliennes avant que les « gentils » voisins nord-américains aient imposé le pétrole, qu’un syndicat d’agriculteurs avaient réussi à rendre le pays autonome en cultures vivrières avant que ces mêmes voisins fassent tout arracher pour planter des agrumes dont ils raffolaient au petit déjeuner…des faits, uniquement des faits qui forment le socle de l’Histoire. Il se dit que son pays avait de grandes et belles ressources et qu’il était temps de le visiter de fond en combles. Petit à petit les sorties matinales furent saluées par les habitants qui se réjouissaient de voir le Président visiter leurs quartiers.
De Rego resterait dans la capitale et il fallut trouver un second chauffeur pour conduire la magnifique Mercedes 220 SE sur les routes de province. Le ministre de la Jeunesse et du Progrès suggéra au Président d’organiser un concours pour le désigner. Il fut décidé de demander à toutes les auto-écoles du pays de transmettre au Palais les coordonnées de leur meilleur élève de l’année, sans rien annoncer des intentions du Président. Trois réponses parvinrent au palais Présidentiel. Les responsables d’auto-écoles avaient sans doute cru à une mauvaise blague ou bien craint un mauvais coup des services secrets qui avaient sévi durant les années sombres. Quoi qu’il en soit, il fallait faire passer un entretien aux jeunes conducteurs sélectionnés. Deux hommes et une femme furent donc convoqués. Le premier arrivé était un jeune homme nommé Juan à l’allure sportive et coiffé d’une casquette Ferrari. Il débordait d’énergie et ne tenait pas en place. Le second, Pedro, était un grand échalas boutonneux excessivement intimidé. Il tenait fermement son permis fraichement obtenu comme un talisman. Enfin une jeune métisse qui se présenta sous le nom de Lydia, plutôt grande, au visage rond mangé par des grands yeux noirs et rieurs, rejoint le petit groupe.
Le premier ministre les reçut ensemble dans un bureau assez austère. Derrière lui une grande vitrine contenait tous ses trophées ; des coupes, des médailles et même un magnifique casque en cuir emblématique de ses débuts sportifs. Il leur annonça que le Président souhaitait embaucher un chauffeur pour ses déplacements en province et qu’il serait choisi parmi eux. Il les conduisit ensuite au garage où trônait la Mercedes 220 SE, capote fermée. Il les laissa tourner autour de la voiture Présidentielle. Juan semblait très déçu, il ne s’attendait certainement pas à découvrir une auto de cette époque. Il ouvrit la portière et s’installa sans gêne. Cependant la multitude des compteurs et la taille du grand volant le laissèrent perplexe. Pedro, lui, resta à bonne distance, son permis toujours à la main. Il se risqua à demander si c’était bien cette voiture que le Président souhaitait le voir conduire. Lydia quant à elle fit lentement le tour du garage puis s’approcha de la Mercedes. Elle posa une main caressante sur les chromes comme pour lui dire bonjour. Ensuite, elle passa la tête par la vitre ouverte pour découvrir les magnifiques compteurs verticaux derrière l’immense volant. Enfin, elle se plaça face à la calandre ornée de la mythique étoile et murmura « Stella, je pense qu’on va bien s’entendre ».
Rien n’avait échappé à Don Mario et après de brefs entretiens individuels, il annonça à Lydia que si elle acceptait le poste, elle devenait immédiatement chauffeur du Président pour les déplacements en province. Celle-ci lui répondit qu’elle était très honorée et lui demanda simplement de lui présenter en détails la 220 SE qu’il connaissait si bien. Elle voulait tout savoir de cette belle auto ; ses qualités, mais aussi ses défauts. Il lui recommanda de ne pas rouler la capote ouverte ; plus par crainte de savoir le Président exposé aux yeux de tous que pour des raisons techniques.
Ils firent donc ensemble un petit tour dans les jardins du palais. Don Mario était fier de transmettre à la jeune femme son savoir de pilote, ses astuces de chauffeur, son plaisir de conduire. Quand enfin elle prit le volant, elle se signa, mit le contact, enclencha le levier de la boîte automatique sur « D » et accéléra doucement pour accompagner le démarrage. Au deuxième tour qu’elle fit, Don Mario eut l’impression qu’elle faisait déjà corps avec la Mercedes et se réjouit de la confier à une jeune femme si délicate.
Dès le lendemain matin Lydia fut présentée au Président qui fut immédiatement conquis par la fraicheur et la spontanéité de la jeune femme. De son côté elle fut surprise de constater que cet homme élégant à la coiffure impeccable était si jeune, si naturel. Ils partirent le jour même pour le sud du pays. Dalmenda fut tenté de lui demander qui elle était, où elle vivait, qui était sa famille, quelles étaient ses passions, mais il se ravisa et choisit de procéder avec Lydia comme avec Don Mario di Rego ; lancer la conversation autour d’un mot. Puisqu’ils allaient à la découverte du pays, il choisit ce mot « Pays ». Elle lui répondit « Frontières » « Peuple » « Drapeau » et ajouta que pour elle ces réalités n’étaient pas vraiment palpables, qu’elles correspondaient à des clichés et elle lui demanda si selon lui les frontières devaient être ouvertes ou fermées, si le peuple devait être unis ou divers, si le drapeau devait être conservé ou modernisé… Don Mario donnait des réponses à ses interrogations, Lydia lui posait des questions, l’obligeant à formuler ses propres réponses. Au mot « Politique » elle lui répondit « Allez-vous enfin nous regarder, nous écouter ? », « Comment ? ».
Cette conversation dura toute la journée sous forme de questions, d’interrogations partagées.
La conversation était rendue facile par la conception de l’habitacle de la Mercedes. Les confortables sièges de cuir rouge étaient séparés par un large accoudoir, lui aussi de cuir rouge, qui offrait une distance parfaite pour la conversation ; assez près pour bien s’entendre et assez éloignés pour préserver l’intimité de chacun.
Après deux heures de route Lydia dit qu’elle devait s’arrêter pour faire le plein de carburant. Il trouvèrent une petite station perdu au milieu de nulle part. Tandis que l’employée faisait le plein de la Mercedes, Dalmenda sortit de la voiture pour échanger deux mots avec l’employée, lui dire qu’il serait là pour elle et sa famille, que les choses allaient changer. Au moment de remonter dans la voiture il observa que Lydia avait rapidement corrigé son maquillage après un coup d’œil au rétroviseur. Il découvrit ainsi qu’elle était coquette.
La conduite de Lydia était fluide et paisible, facilitée par la puissance de la Mercedes qui se jouait du relief tourmenté du sud. Le cuir rouge des sièges assurait un confort digne de la voiture présidentielle. Lydia, qui avait vécu son enfance dans la région, se dit que l’occasion était trop belle de faire découvrir ses paysages vallonnés au Président qui en ignorait les secrets. La saison des pluies venait de s’achever et la campagne était envahie de fleurs géantes ; des rouges, des jaunes, des bleues, des roses et même des multicolores aux formes improbables. Lydia prit une petite route qui serpentait vers une cascade sous laquelle des enfants jouaient en riant. Dalmenda fut émerveillé devant tant de beauté et de simplicité. En sortant de la Mercedes, ils furent saisis par les chants des oiseaux qui leur donnaient un concert digne des plus grandes salles d’opéra. Il s’arrêtèrent au bord de la rivière pour manger dans une petite auberge où le Président fut immédiatement reconnu. On dressa une grande table pour partager le repas et fêter ainsi la victoire de celui qui allait conduire le pays vers la liberté et la paix retrouvée. Les plats étaient simples, mais copieux et bien épicés. Le vin local était un vin joyeux aux notes de fumée, de menthe, de pierres trempées, d’eucalyptus ou encore de cerises noires. Les convives exprimaient clairement leurs attentes et leur souhait de pouvoir continuer à vivre simplement. Ils n’attendaient pas de grands changements mais aspiraient à la tranquillité. Au moment de partir, Victor Dalmenda chercha Lydia et la trouva dans la cour jouant dans un coin avec les enfants. Comme elle lui ouvrait la portière, il observa qu’elle le faisait de la main gauche et en déduisit qu’elle était gauchère. Ils passèrent la nuit dans un ancien palais présidentiel transformé en hôtel et partirent le lendemain pour la côte.
Sur cette route en corniche, la Mercedes était parfaitement à l’aise, d’autant plus que Lydia la conduisait lentement afin de permettre à son passager de sentir les humeurs iodées portées par les embruns. Elle voulait qu’il fasse l’expérience sensible de l’océan, qu’il vive intensément le contraste avec la campagne qu’il avait découvert la veille. Sur la route, il dit « Jeunesse », elle répondit « Espoir » « Réflexion » « Potentiel », elle suggéra la méfiance en disant que les jeunes du pays sont tout autant clivés que leurs parents. Il dit « Avenir » et elle parla de « Promesses », « D’idéal » et « D’efforts » Il lui demanda ce qu’elle pensait pouvoir faire pour assurer l’avenir. Elle répondit qu’elle ferait « au mieux ».
Dalmenda avait décidé de faire étape dans un port de pêche réputé pour sa grande opposition à toute forme de politique. La famille de Lydia y comptait un oncle qui tenait la plus grande poissonnerie de la ville. C’est donc tout naturellement qu’elle gara la 220 SE devant la vitrine ornée de mâchoires géantes de poissons et autres squales pêchés dans les eaux profondes. Oncle Diego embrassa sa nièce et lui demanda à haute voix ce qu’elle faisait avec le Président devant sa boutique. Elle lui expliqua en quoi consistait son travail et décrit son patron comme un homme curieux et avide de connaître le peuple du pays dont il avait la charge. Diego lui fit visiter la boutique et l’arrière-boutique tout en lui exposant les difficultés de ce métier ancestral mis à mal par des réglementations de plus en plus draconiennes et une baisse inquiétante de ressources halieutiques. Victor Dalmenda lui proposa de lui envoyer rapidement le ministre de l’Agriculture et de la Pêche à condition qu’il réunisse autour d’une table tous les acteurs concernés ; des pêcheurs aux militants écologiques en passant bien entendu par les armateurs et bien entendu les poissonniers. Le soleil arrivait au zénith et c’est autour d’une salade de poulpes que la conversation se poursuivit.
Il était temps de regagner la capitale et Lydia proposa au Président de longer la côte le plus longtemps possible vers le nord. Elle jugea que la route déserte ne présentait pas de risque et elle fit donc une pause pour ouvrir la capote malgré les conseils de Don Mario. La route est à cet endroit bordée de palmiers qui semblaient danser dans le vent. Elle savait que le soleil, en se couchant offrirait un spectacle inoubliable à son passager. Il lui demanda, les yeux fixés sur l’horizon qui commençait à se parer de couleurs chaudes, si elle avait des projets. Elle répondit qu’elle en avait mille pour en avoir toujours en réserve, avoir de nouvelles envies, pour continuer à rêver. Elle parcourut les quatre-vingts derniers kilomètres qui allaient de la mer jusqu’à la capitale au son d’une musique traditionnelle diffusée par la radio tandis que son passager s’endormait à ses côtés.
Lydia ne travailla pas la semaine suivante. Le Président devait rester au Palais et rencontrer les parlementaires. Elle en profita pour étudier les régions de l’ouest où elle devrait conduire le Président. Elle voulait lui faire découvrir une pyramide cachée dans la jungle, disparue des livres d’Histoire, oubliée par ses prédécesseurs trop occupés à soumettre le peuple et à obéir au grand voisin du nord. Ce vestige d’une époque glorieuse était protégé par une tribu dont sa mère était issue. On y accédait uniquement par le fleuve et elle organisa la petite expédition en accord avec Don Mario. Dès que cela fut possible elle partit avec le Président visiblement heureux de reprendre la route.
Une petite délégation d’indigènes parés de costumes traditionnels les accueillirent et les guidèrent dans la forêt. Du monument endormi au milieu de la jungle émanait une force quasiment spirituelle amplifiée par la semi-obscurité qui baignait les lieux. Les degrés qui structurait la pyramide était partiellement recouverts de mousse et occupés par de petits singes qui semblaient se réjouir de leur présence. Ils sautillaient et poussaient de petits cris qui firent beaucoup rire Lydia. Un papillon multicolore tourna autour d’elle, vint se poser sur son nez, puis reprit sa danse dans le vent. Victor Dalmenda se souvint alors d’une vieille légende que lui racontait sa grand-mère où il était question d’une fée qui vivait en harmonie avec les animaux de la forêt. Le calme et la sérénité de Lydia l’impressionnaient. L’accueil des gardiens de la pyramide fit prendre conscience à Victor Dalmenda que la diversité de son peuple était une grande richesse et que partout les habitants aimaient leur pays.
Dans la pirogue qui les conduisaient jusqu’à la route il dit « Environnement » et Lydia répondit « Protection », « Beauté » mais aussi « Risques » et « Extinction » et elle lui demanda qui était vraiment responsable.
Ils avaient regagné la Mercedes et quittaient la jungle par un petit chemin de terre. Dès qu’ils furent sur la route nationale, il lui dit « Transmission », elle proposa « Génération et régénération », « Solennel » et « Eternel » Elle se dit qu’il était au cœur même de la transmission, tant il aimait recevoir et voulait donner. Elle ajouta « Partage »
Au sortir de la jungle alors que la capote était repliée, un coup de vent fit envoler le toupet que portait le Président. Lydia partit d’une énorme fou-rire. Elle arrêta la Mercedes 220 SE convertible et demanda à Dalmenda de bien vouloir l’excuser. Il lui demanda de laisser la capote ouverte en place et lui dit qu’il ne remettrait pas son toupet, que la vérité était devenue à ses yeux un bien trop précieux pour qu’il continue à masquer sa calvitie.
La découverte de son pays, aux côtés de Lydia, lui donnait une confiance toute nouvelle.








