
TRANSMISSIONS
Recueil de nouvelles
Lu par Michel NABOKOV
Michel Nabokov est un comédien belge, notamment vu au côté d’Olga kurylenko dans « Sentinelle » de Julien Leclercq, et dans « Problemos » de Eric Judor, avec Blanche Gardin.
Il a rencontré Clément Manuel sur le tournage de « La chance de ma vie »
Il est le petit-neveu de l’écrivain russe Vladimir Nabokov, cousin germain de son grand-père Serge Nabokoff.
La Polski rouge (texte)
La Polski rouge
Quel froid, ce matin de février 1990, quand Jozef quitte Cracovie au volant de sa magnifique Polski 125 rouge ! Il fait encore nuit quand il arrive à Mikulov et il est inquiet, le calme de la route l’inquiète. La traversée de la République Fédérale Tchèque et Slovaque est réputée pour être difficile. Lorsqu’on s’approche de ce qui deviendra plus tard la frontière entre la Tchéquie et la République Slovaque, il est habituel de rencontrer des véhicules de police et des convois militaires qui patrouillent lentement avec des blindés équipés de puissants projecteurs. Cette nuit-là, il n’y ni contrôle, ni barrages de police, ni même de longue files de poids lourds enveloppés de brumes. Jozef profite d’être encore dans un pays communiste pour faire le plein de carburant à un prix dérisoire. Le poste de douane est visible à des centaines de mètres ; c’est une oasis de lumière au milieu de la nuit noire. Les douaniers se contentent d’un simple contrôle des papiers et laissent passer la Polski 125. La barrière rouge et blanche une fois levée, Jozef laisse éclater sa joie. Il est en Autriche ! Libre ! Dans un pays libre bientôt membre de la communauté européenne. En Pologne, les médias d’Etat en disaient le plus grand mal, le présentant comme une terre de débauche où le capitalisme réduisait de pauvres citoyens à la misère sociale. Mais il en avait aussi entendu souvent parlé par ses grands-parents qui avaient des souvenirs émus de vacances au ski dans le Tyrol, avant-guerre. Classique contradiction en Europe centrale à cette époque, entre mépris et fascination.
Il roule maintenant au creux d’une vallée dominée par des hauts sommets encore dans l’ombre. Partout des chalets de bois laissent échapper de leurs cheminées de grands panaches blancs. Il s’arrête au bord de la route pour se servir un café, conservé bien au chaud dans une grande gourde isolante en admirant les premiers rayons de soleil sur les crêtes enneigées. Il jette un petit coup d’œil à sa carte routière et reprend la direction du sud. Après l’Autriche, il arrivera en Italie. Des cousins, installés à Milan, l’ont invité lorsqu’ils ont appris que les frontières étaient ouvertes et que les citoyens polonais retrouvaient la liberté de circuler.
Une fois en Italie, à Udine, Jozef décide de faire une pause. Le soleil est déjà haut dans le ciel et il lui semble que l’hiver n’a pas franchi la frontière. Il change d’abord un peu d’argent dans une agence de la Banca Monte dei Paschi di Siena puis sa curiosité l’entraîne dans un magasin Coop. Il est rassuré par l’enseigne qui lui rappelle les coopératives polonaises. A l’intérieur il est abasourdi par les lumières vives, la musique et la profusion des produits tous plus colorés les uns que les autres qui remplissent les étagères. Il tombe littéralement en arrêt devant le rayon des yaourts. Il en achète plus de quarante, qu’il va rapidement ranger dans son coffre. Jozef est fasciné. Cette découverte lui confirme que le monde capitaliste est plein de ressources. Il se dit qu’il a vraiment eu beaucoup de chance de trouver autant de yaourts le même jour. La route se poursuit dans une sorte d’allégresse. Au détour d’un virage, à la sortie de Vérone, il aperçoit un magasin de matériaux de construction. L’ambiance est nettement plus austère qu’au Coop, mais il lui semble qu’on pourrait trouver là de quoi construire plusieurs maisons, entièrement. Il y découvre une étagère où s’entassent des dizaines de pots de peinture de cinq litres. Exactement de la couleur dont il rêve pour repeindre son appartement. Il en achète douze, qu’il cale comme il peut, dans le coffre et aux places arrière de la Polski. Quelle satisfaction ! Il reprend ensuite la route pour les cent-cinquante kilomètres qui le séparent encore de sa destination.
Les retrouvailles sont chaleureuses. Après autant de temps et de multiples changements politiques, les cousins ont des choses à se dire. Très vite la conversation arrive sur les achats de Jozef pressé de mettre ses yaourts au frais.
– Mais que fais-tu avec autant de yaourts dans ta voiture ?
– Il y a rarement des yaourts. Quand on en trouve, il faut les prendre. C’est comme ça à Cracovie. Pour la peinture c’est pareil.
– Ici, il y a de tout, tous les jours. Ne t’inquiète pas. On va conserver au frais tes pots de yaourt, et tu pourras en manger autant que tu veux. Mais il me semble que sur les photos que ton père nous avait envoyées, ta Polski était beige. Tu en as une nouvelle ?
– Oui, tu as raison. C’est une longue histoire. Ma voiture était vieille et en très mauvais état. Je ne trouvais pas de pièces pour la réparer ; les sièges étaient défoncés, le soufflet du levier de vitesse était cuit, les parechocs avaient été ressoudés deux ou trois fois, l’électricité était très fantaisiste. Bref, il fallait agir. J’ai donc décidé de partir en U.R.S.S., sous prétexte de faire une sorte de pèlerinage patriotique jusqu’à Odessa. Pour y admirer l’escalier du Potemkine, symbole s’il en est de la puissance impériale communiste.
Dans la première auberge où je me suis arrêté, j’ai demandé où je pouvais acheter des diamants. On m’a très gentiment renseigné. J’ai renouvelé l’opération à chacune de mes étapes. A l’aller et au retour. Partout, de bons camarades étaient tout disposés à m’aider, en me proposant parfois des affaires vraiment alléchantes. On aurait dit que le pays entier était devenu un coffre géant, rempli de pierres précieuses. On fait de belles rencontres quand on promet de l’argent, surtout dans un pays communiste où on manque de tout. Ce fut un voyage formidable. On me régala de borchtchs, pampushki, palyanytsia et galushki, banush et autre varenyky. Au moment de rentrer, j’étais totalement rassasié et préparé pour l’aventure qui allait suivre.
Pour sortir d’U.R.S.S. et rentrer en Pologne, j’avais choisi le grand poste de douane de Krakovets’. Dès que le douanier a vu mes papiers, il a brandi son arme et m’a ordonné de sortir du véhicule. Puis il a appelé son chef qui m’a demandé ce que j’avais à déclarer. J’ai répondu que je ne transportais rien de particulier et que je rentrais chez moi après un périple culturel et patriotique qui m’avait conduit jusqu’aux rives de la Mer Noire.
Il m’a alors enfermé dans un petit bureau glacial et a commencé à hurler en disant que j’étais un menteur. Qu’il savait que j’étais un trafiquant de diamants. Que de toutes façons, ils allaient démonter totalement ma Polski pour y trouver jusqu’à la plus petite poussière de diamant que j’y cachais. Il ajouta qu’il était plus raisonnable d’avouer.
Je me suis obstiné à leur dire qu’ils ne trouveraient rien, puisqu’il n’y avait rien. Le chef du poste m’a calmement expliqué qu’il avait des dizaines de témoignages de mon trafic, qu’ils avaient tout le temps nécessaire devant eux et que j’allais passer un sale quart d’heure. Il me menaça même de ne peut-être jamais retourner en Pologne. Je pense que mon calme les a fait enrager. Ils m’ont bouclé vingt-quatre heures. Le temps de démonter toutes les pièces de ma pauvre voiture. Une par une. Au travers d’une petite fenêtre depuis ma cellule, je les voyais s’affairer ; Après avoir inspecté l’habitacle et le coffre, ils ont enlevé les sièges, puis ils les ont éventrés. Ils ont arraché les garnitures de toit et des portières. Ils ont même scié les tubes de la banquette arrière ! Ils ont démonté les pneus, sans oublier la roue de secours, ouvert les phares, saccagé le tableau de bord.
Ensuite, ils se sont attaqué au moteur. L’huile coulait sur le parking. A un moment j’ai craint qu’ils mettent le feu au réservoir qu’il avaient pourtant siphonné.
Ils n’ont rien trouvé !
Les douaniers ont été incapables de remonter ma voiture. Ils avaient passé une journée et une nuit entières à y chercher les fameux diamants. Au petit matin le chef de poste me fit asseoir dans son bureau, me présenta ses excuses en disant que j’avais certainement été victime de dénonciations calomnieuses et m’enleva les menottes. J’étais libre.
Ils étaient tombés dans mon piège.
Deux heures plus tard, je franchissais la frontière au volant de ma nouvelle Polski 125, rouge, flambant neuve, qu’ils avaient été bien obligé de me donner. Elle valait bien plus que tous ces diamants, que je n’avais jamais achetés.
Ah ma Polski, tu es mon diamant !








