
TRANSMISSIONS
Recueil de nouvelles
Lu par Julien DERIVAZ
Après une licence en sciences cognitives et une formation au Conservatoire Régional de Lyon, il intègre l’École du Théâtre National de Bretagne à Rennes (2012-2015), sous la direction d’Éric Lacascade. Il assiste ce dernier à l’École du Théâtre d’Art de Moscou. Avec 7 autres membres de la promotion 8 de l’École, il fonde le collectif BAJOUR (Un homme qui fume c’est plus sain, L’Ile, A l’Ouest…). En parallèle de ses différents rôles (Détruire, mis en scène par Jean-Luc Vincent, Amours et Solitudes, par Frank Vercruyssen, Je vole et le reste je le dirai aux ombres, par Jean-Christophe Dollé), et des workshops (Marcial Di Fonzo Bo, Jan Fabre, Richard Brunel, Arnaud Pirault, Célie Pauthe), il mène plusieurs ateliers pédagogiques (École du TNB, Conservatoires de Brest et de Créteil, École Primaire à Rennes). Il assiste Arthur Nauzyciel à la mise en scène pour le spectacle La Dame aux Camélias.
La dernière livraison (texte)
LA DERNIERE LIVRAISON
Cela faisait maintenant cinq ans que Julien parcourait les routes du département en Ford Courier. Cinq ans passés à livrer des colis de toute taille ; des lourds, des légers, des longs, des tubes ou de simples enveloppes, toujours attendus par de clients qui avaient commandé sur la toile les produits qui n’étaient plus vendus dans les commerces du coin. Ou alors trop cher. Ou bien trop loin de chez eux. Ou pas disponible assez vite. Bref, Julien était devenu indispensable dans la grande chaîne de la distribution.
Il avait fini par créer des liens avec certains clients. Il y avait ceux qui ne pouvaient plus se déplacer, cloués chez eux par l’âge, ou la maladie, ou les deux. Il y avait ceux qui n’avaient jamais le temps, absorbés par un travail toujours plus prenant et qui se faisaient livrer au bureau, n’étant jamais chez eux. Il y avait ceux qui guettaient son passage, inquiets, impatients de vérifier si leur première commande en ligne serait bien livrée dans les délais. Il y avait ceux qui se plaindraient de l’heure du passage, du fait qu’il faut être là pour signer, du fait qu’ils sont dérangés (même si le colis est trop gros pour leur boîte aux lettres). Et puis il y avait la secrétaire du cabinet médical qui venait d’ouvrir à côté de l’église. Julien y passait tous les jours pour des prélèvements à livrer au laboratoire en ville. Elle surveillait son passage depuis la petite fenêtre donnant sur la rue, se précipitait dès qu’il arrivait pour ne pas lui faire perdre de temps. Elle lui offrait même parfois un petit café dans un gobelet en carton, et s’en retournait, en murmurant chaque fois un « merci » qu’il entendait à peine.
Il avait aussi, créé des liens avec sa voiture. Il en connaissait les moindres recoins. Il affectionnait particulièrement la grande capucine dans laquelle ses feuilles de route se mêlaient à toute sortes de documents qu’il gardait jalousement. On y trouvait les prospectus de voyages qu’il donnait à ceux qui ne voyageaient plus que sur papier glacé. Les catalogues colorés qu’il laissait dans une maison où vivait une petite fille handicapée qui faisait des collages magnifiques. Des cartes routières qu’il jugeait plus fiable que le GPS qui trônait au milieu du tableau de bord sur une excroissance en forme de tablette tactile. Une notice détaillée du Ford Courier, qu’il n’avait pas ouvert depuis très longtemps. Julien savait aussi que le passage de troisième en seconde pouvait accrocher. Son patron n’avait jamais le temps de la faire réparer, mais lui s’en accommodait parfaitement en ralentissant un peu lorsqu’il rétrogradait. La porte latérale droite devait être un peu soulevée pour s’ouvrir depuis qu’un collègue l’avait accroché un matin sur le parking de l’entreprise. Julien savait prendre soin de sa voiture et elle le lui rendait bien. Il était heureux à son volant. Il aimait bien écouter du rap français et parfois aussi italien. Il chantait à tue-tête, la vitre grande ouverte sur les routes de campagne. Surtout quand il devait passer au cabinet médical.
Un matin, alors qu’il chargeait ses colis en prenant bien soin de les placer en fonction de son itinéraire et de l’occupation optimisée de l’espace, son patron lui demanda de passer au bureau.
- Julien nous avons pensé qu’il n’était pas normal de vous demander d’utiliser votre propre téléphone pour faire les tournées. Nous allons vous équiper avec cet appareil dernier cri. Vous pourrez faire signer les destinataires sur l’écran et nous sommes très fiers de vous dire que ce terminal annonce au client, en temps réel, votre arrivée. Le GPS intégré l’informe dès que vous êtes à huit stations de lui. Ceci bien entendu est conçu pour vous faciliter le travail, vous libérer de la charge de le prévenir sur son smartphone, supprimer le papier et accroître la confiance des clients. Vous ne pourrez plus vous en passer !
- …
- Tous vos collègues n’ont pas la chance de travailler avec cet outil ultramoderne. Vous allez être le premier. On fera un point en fin de semaine. Bonne route Julien.
Julien ne mit pas longtemps à se familiariser avec ce nouvel instrument. Une connexion Bluetooth via Android Auto lui permettait de voir sur la console centrale les informations qu’il devait jusque-là chercher soit dans son propre téléphone soit dans les papiers rangés au-dessus de sa tête, dans la capucine. Il s’arrêtait moins longtemps chez chaque client et pouvait même laisser un message en cas d’absence pour leur indiquer son prochain passage. Il ne téléphonait plus au cabinet médical pour annoncer son arrivée à la secrétaire. De toutes façons, elle était toujours dehors quand il arrivait, avec son petit colis à lui confier et son gobelet fumant. Il ne restait maintenant jamais plus de dix-sept secondes au maximum devant le cabinet. C’était peu.
- Alors Julien, ça s’est bien passé. Vous avez livré cette semaine cent quatre-vingt-dix-huit colis. Parcouru huit cent trente-deux kilomètres. Vous êtes passé prendre quarante-trois colis. Vous en avez livré douze en second. C’est bien Julien. C’est très bien.
– ……Mais co… comment vous savez tout ça ?
- He bien voyez-vous mon cher Julien votre terminal est directement relié à nos ordinateurs.
- Vous me fliquez ?
- Voyons. Pas du tout mon cher Julien. Vous permettez que je vous appelle « mon cher Julien » ? Cet échange d’informations est destiné à améliorer le système. C’est pour votre confort au travail, pour vous aider, mon cher Julien. Nous analysons toutes ces données en temps réel et j’ai le plaisir de vous annoncer que vos résultats sont excellents. Dès la semaine prochaine nous vous donnerons les moyens d’être encore plus performant. Vous livrerez deux cents colis. Bon week-end Julien.
- Au revoir Monsieur.
Julien était partagé entre la fierté d’être celui par qui le progrès se construisait et le sentiment diffus que cela cachait quelque chose. Mais il aimait son travail et le temps qu’il passait au volant de sa Ford. La deuxième semaine expérimentale se passa encore mieux que la première et permit à l’employeur de Julien de passer à la dernière étape de son projet.
- Mon cher Julien, je n’ai qu’un mot à vous dire : Bravo ! Bravo et merci. En effet grâce à la précision des données que vous avez collectées nous sommes en mesure de mettre en place notre projet ultramoderne ; la livraison par drone ! Vous comprendrez que votre emploi n’a plus lieu d’être et que par conséquent vous êtes licencié. Immédiatement cela va de soi. Vous passerez à la comptabilité pour vos indemnités.
- Mais voyons, ce n’était pas du tout prévu…
- Ah si, en fait. Tout était parfaitement prévu. Vous n’aviez pas compris ? C’est curieux. Au revoir Julien.
- Et pour ma Ford ? Comment on fait ?
- Voyez-ça avec la compta. Adieu.
L’entretien avec le service comptabilité fut rapide et sans grand intérêt si ce n’est la négociation à propos de la Ford. Il était question de l’intégrer dans les indemnités de licenciement, mais Julien fit valoir que sa valeur comptable ne dépassait pas les sept cent cinquante euros et qu’il préférait la racheter à l’entreprise. Cela lui fut accordé et déduit de ses indemnités.
Julien se retrouva donc sans emploi, mais heureux propriétaire de son véhicule. Il l’avait sauvé d’une fin indigne de ses bons et loyaux services rendus durant plus de cinq ans. Il profita de son « temps libre » pour la remettre en état et lui redonner une seconde jeunesse.
Un matin, alors qu’il était en train de consulter les annonces de pôle emploi, son téléphone vibra. Il alluma l’écran et vit ce message : « Bonjour, je suis la secrétaire médicale du cabinet à côté de l’église. J’ai découvert ce matin que mes prélèvements seraient maintenant enlevés par un drone. J’espère qu’il ne vous est rien arrivé de grave et que je pourrai vous revoir. Voilà. Maintenant vous avez mon numéro de téléphone personnel. A bientôt. Sophie.»
Ce message bouleversa Julien. Au moment où il était rejeté par son employeur et se sentait complètement inutile, quelqu’un pensait à lui.
Il voulut l’appeler immédiatement mais se dit qu’elle devait être en plein travail et n’osa pas la déranger. Il consulta les horaires du cabinet sur Internet et décida d’aller l’attendre après son travail.
Dire que Sophie fut surprise, en sortant du cabinet, de voir le Ford Courier de Julien, garé sur le parking de l’église, serait un peu exagéré, tant elle l’avait espéré. Son cœur battait la chamade et elle arriva toute rougissante devant le véhicule d’où Julien venait de sortir pour l’accueillir. La suite peut se deviner facilement, à un détail près qui changea leur vie. Sophie avait un frère, producteur de fruits bios, qui était en train de monter une GAEC avec des agriculteurs, un boucher et un boulanger paysan. Ils cherchaient un moyen de commercialiser leurs produits en ville et souhaitaient embaucher un chauffeur livreur. Julien proposa de s’associer à eux en apportant une partie de son indemnité de licenciement au capital de la GAEC et surtout sa Ford Courier qui n’avait pas besoin de grandes transformations pour répondre à cette nouvelle fonction. Julien, bientôt rejoint par Sophie pour l’assister à la vente, organisa ses livraisons sur cinq places publiques de la ville, du lundi au vendredi.
Il était heureux de voir que son véhicule, qui était chargé depuis des années de cartons anonymes, dont le contenu lui serait à jamais inconnu, était maintenant et pour longtemps plein de couleurs, d’odeurs, de vie.
Lu par Agathe MANUEL
Après la publication de son recueil de nouvelles « À ce bruit délicat s’ajoute une musique pénétrante », Agathe entre en classe d’hypokhâgne puis de khâgne à Louis-le-Grand. Elle met alors entre parenthèses la pratique théâtrale qu’elle menait dans la classe libre du conservatoire de Marseille. Elle sort ensuite diplômée d’un Master de littérature de l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales. En parallèle de sa dernière année de master, elle commence une formation de chant lyrique, qu’elle poursuit actuellement au conservatoire Claude Debussy à Paris.
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L’insatisfaite (texte)
L’INSATISFAITE
Julia est au volant d’une décapotable rouge depuis trop longtemps. Certes elle aime sentir le vent faire voler ses cheveux dans un mouvement indomptable et voir le soleil inonder le parebrise au tournant, mais trop, c’est trop, et elle décide de quitter cette voiture sportive pour un modèle plus tranquille. Plus ancien, mais plus tranquille.
Elle choisit une torpédo verte avec un grand volant en bois. Les sièges profonds lui rappellent ceux du salon de sa grand-mère Eléonore. Enfant, elle adorait s’y lover pour l’écouter raconter des histoires. Histoires de voyages qui l’emmenaient au bout du monde, sur des routes poussiéreuses, pleines de lacets et de montées, suivies de vertigineuses descentes à flan de montagnes. Cette torpédo est la réplique exacte d’un modèle anglais qui a connu paraît-il une belle carrière commerciale aux Indes. Sa couleur évoque celle des forêts tropicales que sa grand-mère avait explorées au bras d’un amour de jeunesse. Mais il manque l’odeur de jasmin du parfum d’Eléonore. Elle quitte la Torpédo.
Elle s’installe alors dans une voiture américaine. Rose, avec des ailes immenses surmontées de feux rouges en pointe. Une large banquette occupe toute la largeur et le volant, blanc, est exagérément grand. Le compteur de vitesse, gravé en miles, est tout rond et son aiguille rouge la captive. Elle s’imagine longeant une plage bordant l’océan Pacifique, à l’ombre intermittente des palmiers qui se balancent lentement au rythme d’un chaud vent de terre. Julia se demande dans quel film elle a vu cette voiture, puis, ne trouvant pas, elle la quitte.
Une jeep tout droit sortie des pistes sahariennes, l’attend en silence. Elle est recouverte d’autocollants publicitaires colorés de sponsors désuets. C’est ce qui plait à Julia. Retourner en enfance et sentir filer l’air chaud du désert sur sa peau encore blanche au sortir de l’hiver. Pour en profiter pleinement, elle ne prend pas le volant mais s’installe à l’arrière sur une toute petite banquette en bois. Elle est prête à découvrir les grandes étendues de sable jusqu’à l’infini. Julia a soif. Nulle oasis à l’horizon.
Elle saute par-dessus bord et s’installe aux commandes d’une moto équipée d’un side-car. Cette machine est noire. Le cadre, le réservoir, le side-car, les sacoches, les roues, tout est noir, ce qui met en valeur les chromes étincelants. Les lumières de la ville y projettent milles feux. Rouges, vertes, jaunes, violettes, bleues ! Rouges, vertes, jaunes, violettes, bleues ! C’est un feu d’artifice. Tout à sa joie, Julia klaxonne et crie de plaisir.
Julia reprend le volant de la décapotable rouge. Puis décide qu’elle y est depuis trop longtemps. Certes elle aime sentir le vent faire voler ses cheveux dans un mouvement indomptable et voir le soleil inonder le parebrise au tournant mais trop, c’est trop et elle délaisse cette voiture sportive pour un modèle plus tranquille. Plus ancien, mais plus tranquille.
Elle choisit à nouveau la torpédo verte avec un grand volant en bois. Aux sièges profonds qui lui rappellent ceux du salon de sa grand-mère Eléonore. Ceux dans lesquels elle adorait se lover pour l’écouter lui raconter des histoires. Histoires de voyages qui l’emmenaient au bout du monde, sur des routes poussiéreuses, pleines de lacets et de montées suivies de vertigineuses descentes à flan de montagnes. Cette torpédo est vraiment la réplique exacte d’un modèle anglais qui a connu parait-il une belle carrière commerciale aux Indes. Sa couleur évoque celle des forêts tropicales que sa grand-mère aurait explorées au bras d’un amour de jeunesse. Mais il manque l’odeur de jasmin du parfum d’Eléonore. Elle abandonne à nouveau la Torpédo.
Elle s’installe alors dans la voiture américaine. Rose avec des ailes immenses surmontées de feux rouges en pointe. Une large banquette occupe toute la largeur et le volant, blanc, est exagérément grand. Le compteur de vitesse gravé en miles est tout rond et son aiguille rouge la captive. Elle s’imagine longeant une plage bordant l’océan Pacifique, à l’ombre intermittente des palmiers qui se balancent lentement au rythme d’un chaud vent de terre. Julia ne retrouve toujours pas dans quel film elle a vu cette voiture puis, définitivement, elle la quitte.
Une jeep toute droit sortie des pistes sahariennes, l’attend en silence. Il faut dire qu’elle est couverte d’autocollants publicitaires colorés de sponsors désuets. Julia aime beaucoup ça. Retourner en enfance et sentir filer l’air chaud du désert sur sa peau encore blanchie par l’hiver. Pour en profiter pleinement elle ne prend pas le volant mais s’installe à l’arrière sur une toute petite banquette en bois. A droite cette fois. Elle est prête à découvrir les grandes étendues de sable jusqu’à l’infini. Julia a soif. Nulle oasis à l’horizon.
Elle saute par-dessus bord et s’installe aux commandes de la moto équipée du side-car. Cette machine est noire. Le cadre, le réservoir, le side-car, les sacoches, les roues tout est noir, ce qui contraste avec les chromes étincelants. Les lumières de la ville y projettent milles feux. Rouges, vertes, jaunes, violettes, bleues ! Rouges, vertes, jaunes, violettes, bleues ! Rouges, vertes, jaunes, violettes, bleues ! C’est un feu d’artifice. Mais cela ne l’impressionne plus.
Lassée, Julia descend du manège.








